"Chaque auteur dit objectif, ou juste, plein de raison, réaliste, a un méchant à châtier, un bon à récompenser. C'est pour cela que toute oeuvre réaliste n'est qu'un mélodrame." - Eugène Ionesco
Ouuuh.
Voilà une citation lourde de sens et d'implications.
Commençons par dire que Ionesco fait partie - au même titre que Beckett - de ce qu'on a appelé le théâtre de l'absurde, écrivant des pièces comme Rhinocéros et La Cantatrice chauve.
Alors, de quoi il parle, le Eugène? Pourquoi il est choqué comme ça, à parler de méchants à punir et de mélodrames? C'est qu'il est écoeuré, je crois. Écoeuré par la vague "d'écrivains engagés/enragés" qui pullulent, à son époque, qui dénoncent, qui vocifèrent, qui mélangent abondamment philosophie et écriture, pour qui la littérature est une arme de propagande, d'idéologie, d'un côté comme de l'autre du mur de Berlin.
À différents degrés, bien sûr, le fond demeure similaire: la littérature livre un message.
J'arrête de faire parler Ionesco pour penser un peu avec vous.
Est-ce que c'est mal de vouloir faire en sorte que la littérature puisse livrer un message? De dire: j'écris un roman pour exprimer une idée, une opinion, pour partager mon point de vue sur quelque chose. Non, fondamentalement, ce n'est pas mal. Tu fais bien ce que tu veux avec ton livre, el gros.
Trois choses, cependant:
1) Je trouve toujours infiniment triste et déplaisant de tomber sur un roman qui prend la forme d'une, ou pire, de plusieurs réponses. J'aime mes romans en forme de questions, de questionnements, d'interrogations. Lorsque le romancier met l'accent sur une idée à promouvoir, il le fait souvent au détriment du lecteur, du plaisir de lecture, de son propre plaisir d'écriture; il le fait au détriment des mots, du matériau langagier qui n'est plus qu'un véhicule vide au service d'autre chose.
2) J'ai toujours pensé qu'une question, dans les arts, servait toujours beaucoup mieux le propos qu'une réponse, dans le roman en particulier. Je veux dire, attention, là, c'est un roman que t'es en train d'écrire, pas un manifeste révolutionnaire, pas un livre rouge qui servira de plan à un quelconque gouvernement. Tout le monde s'en crisse, de tes réponses, parce que tout le monde en a, des réponses, sur tout. Ma voisine en a, mon voisin en a, mon boss en a et mon concierge en a. Alors tout le monde va s'en crisser, de ton roman plein de réponses parce que tout le monde en a, plein de réponses.
Des interrogations, ça, cependant, ça demeure une denrée rare, aujourd'hui.
Crédit photo: http://www.flickr.com/photos/nejibboubaker/ |
Vous voulez vous engager? Allez manifester. Vous aurez sûrement autant d'impact qu'avec un roman (c-à-d: aucun), mais peut-être que vous êtes dans un pays Arabe, alors c'est chill. |
Oui oui, Kafka était un écrivain engagé. Vous le saviez pas, hein? C'est pour ça qu'il gagne, et pas les autres. On s'en souvient plus, des autres, anyway. |
Pour moi, l'engagement, il commence dès que tu mets le premier mot sur la feuille.
Ionesco, il était beaucoup plus engagé que le plus féroce des romanciers réalistes soviétiques, beaucoup plus engagé que ce foutu Sartre. Sartre, il l'avait tout croche, l'engagement. Prendre position, c'est pas nécessairement prendre position dans le réel, dans le concret, dans le vivant. Ionesco, il a pris position dans la forme théâtrale qu'il a adopté. Il a pris position dans le langage, dans l'impossibilité de communiquer qu'il ressentait. Et sa position était virulente sans être lourde. Il n'a châtié aucun michant. Il n'a dénoncé personne ouvertement, avec un crayon gros et gras et bête, sans subtilité. Il n'a rien souligné à grands traits.
Il a juste fait un peu de théâtre comme d'autres écrivent des romans, comme d'autres signent de la poésie. Il a écarté les réponses pour faire place aux questions.
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