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11 mars 2011

Vingt ans après

Semaine sous le thème de la symétrie. Qu'il en soit ainsi. Entamons cet article par cette citation de Serge Tisseron, qui tombe pile-poil: "Il en résulte que l'image de soi - donnée par le miroir ou par la photographie - est perçue tantôt comme le refuge d'une familiarité rassurante et tantôt comme le repère d'une "inquiétante étrangeté". "[1]

Pour son projet Back to the Future, la photographe argentine Irina Werning s'est intéressée à cette image de soi que nous renvoie la photographie. Elle nous confie: "I love old photos. I admit being a nosey photographer. As soon as I step into someone else's house, I start sniffing for them. Most of us are fascinated by their retro look but to me, it's imagining how people would feel and look like if they were to reenact them today..." [2] Pour mener à bien cette idée, la photographe a recontacté une vingtaine de personnes dont elle avait fait le portrait, 20 ans plus tôt, et leur a proposé de refaire - en tous points identiques - ces photographies (photos qui, pour la plupart des participants, appartiennent au monde de l'enfance).

Les résultats sont surprenants:



ou encore


(Tous les clichés à voir sur le site de l'artiste)

Les photos de Werning sont déroutantes d'exactitude. La balance des couleurs, la position des corps, les expressions faciales, la qualité de l'image, tout concorde entre la première et la seconde version. Comme si, peu importe le temps qui passe, peu importe le vieillissement des corps, l'essence de l'être demeurait toujours indemne. Mais le demeure-t-elle? Le second cliché est-il vraiment symétrique au premier? N'y devine-ton pas quelque chose qui aurait dû "rester secret, dans l'ombre, et qui en est ressortit". [3] (Allez, ne faites pas cette tête, un peu de Freud n'a jamais fait de mal à personne!)

Bien sûr, Werning n'est pas la seule à avoir pensé au concept. Avant elle, Ze Frank a lancé le projet Young me/ Now me, projet déjà plus intéressant, à mon sens, pour sa dimension interactive et participative. En effet, tous les internautes sont appelés à soumettre leur propre montage d'une ancienne photo jointe une nouvelle interprétation. L'artiste les intègre ensuite au projet. [4]

Un vidéo hommage au projet a même été fait:



Les résultats de Young me / Now me sont donc forcément moins précis que ceux obtenus par Werning, mais la liberté laissée aux modèles confère aux clichés une force et un mouvement qui manquent peut-être chez Werning. Le photographe ne chapeaute plus sont modèle, c'est le modèle qui se fait photographe et offre ainsi une lecture intime d'un artéfact d'enfance.

Néanmoins, je me fiche pas mal de savoir qui a eu l'idée le premier ou de déterminer qui l'a réussie le mieux. Dans les deux cas, il est fascinant de voir le sentiment d'étrangeté que provoque le positionnement d'un corps adulte dans un environnement (espace, accessoire, position) enfantin. La photo d'un gamin qui vise l'objectif de la caméra avec un fusil (en plastique?) n'a pas la même charge que celle d'un adulte brandissant une arme (en plastique?). Ni celle de deux frères prenant un bain ensemble, à six ans ou à quarante.

Une photographie est toujours "porteuse d'une spatialité et d'une temporalité virtuelles qui délogent constamment son spectateur de la spatialité et de la temporalité qui étaient celles du référent, dans le moment de la prise de vue. C'est en quoi toute photographie est à la fois un espace à explorer et un temps en devenir." [5] Imaginez quand ladite photographie reprend - en plus! - la spatialité et la temporalité d'une autre photo...

Alors, je me suis moi-même prêtée au jeu. Après avoir convaincu mon cobaye, j'ai tenté l'exercice, avec les moyens du bord (c'est-à-dire limités). Voyez par vous-mêmes:



Conclusion?

Il n'est pas aisé de placer les jambes d'un gars de 15 ans comme celles d'un bébé de quelques mois. Ce n'est pas aussi... mou. Et question cadrage... ça prend plus de place...



Forte de cette première tentative, j'ai accepté, à mon tour, de donner mon corps à la science. Et oui, La Fille s'est placée sous l'objectif.


Conclusion?

J'ai une ride dans le front.

Bordel.


Je vais de ce pas appliquer de la crème super-chère-pour-vieilles-peaux et laisser les délicieux mots du roman Les Années, d'Annie Ernaux, conclure à ma place:

Elle s'évanouiront toutes d'un seul coup comme l'ont fait les millions d'images qui étaient derrière les front des grands-parents mort il y a un demi-siècle, des parents morts eux aussi. Des images où l'on figurait en gamine au milieu d'autres êtres déjà disparus avant qu'on soit né, de même que dans notre mémoire sont présents nos enfants petits aux côtés de nos parents et de nos camarades d'école. Et l'on sera un jour dans le souvenir de nos enfants au milieu de petits-enfants et de gens qui ne sont pas encore nés. Comme le désir sexuel, la mémoire ne s'arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l'histoire.


[1] Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire : Photographie et inconscient, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 93.
[3] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Éditions Gallimard, 1919, p. 222.
[4] Pour soumettre une photo, vous pouvez écrire au ze@zefrank.com
[5] Tisseron, ibid., p. 166.

2 commentaires:

maxouel a dit…

Werning a-t-elle vraiment photographié ses sujets aux deux moments ? Tu es sûre qu'elle ne reprends pas des vieilles photos de famille ?

La Fille a dit…

Des entretiens que j'ai lus, c'est un peu des deux. Certaines photos sont les siennes (j'aurais même tendance à dire la majorité) et d'autres proviennent de ses modèles du moment.