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14 décembre 2010

La dictature des spécialistes

On me pose souvent la question : « La Tache, qu’est-ce que tu penses du rôle des spécialistes au Québec? »

Je suis écœuré des spécialistes, au Québec. Voilà, c’est dit. Je pourrais tout arrêter là.

Les spécialistes, ils sont partout. Ils sont dans mon journal, ils sont dans mon Téléjournal avec ma belle Anne-Marie Dussault, ils répondent à mon Pierre Bruneau, ils se tiennent derrière Jean Charest, derrière Pauline Marois, et ils me disent quoi penser.

Ce que je peux les détester. Ça y est, je l’ai dit aussi. Je les déteste parce qu’ils ont la mainmise sur la pensée, au Québec. Quand on a un problème d’éducation, on pose une question à un spécialiste de l’éducation. Quand on a un problème de santé, on pose une question à un spécialiste de la santé. Quand on a un problème sur cela, un pose la question à un spécialiste de cela. En réalité, ça ne semble pas trop mal, ça semble logique. Mais ce ne l’est pas. Oh, non, c’est terrible, une dictature de spécialistes.

Pourquoi est-ce si terrible?

Parce que les spécialistes ont des réponses. Ils ont des études, des sondages, des revues, ils ont une armée de sous-spécialistes qui retournent la question de fond en comble et ils nous sortent une belle petite réponse, ils nous sortent des chiffres et voilà! La situation est comme ça, ce qu’il faut c’est ça.

Mais attention. Vous devriez la voir, Anne-Marie, quand c’est le temps de demander une opinion à son spécialiste. C’est plus vite que Lucky Luke qui gunne les quatre Dalton en même temps. Le spécialiste se recroqueville sur sa chaise, il fuit du regard, il hausse les épaules, il rit un peu : « Mais moi, je suis un spécialiste, j’aime mieux observer comment les choses vont se dérouler. Les études disent qu’on devrait faire ça, mais devrait-on le faire? Ça, je laisse ça entre les mains de nos politiciens. »

Et là, désespérée, Anne-Marie se retourne vers le politicien qui a un spécialiste dans son oreille qui lui dit : « WARNING! WARNING! WARNING! DIS LEU’ QUE TU VAS ATTENDRE LES ÉTUDES PIS ENSUITE TU VA AGIR. » et là le politicien répond quelque chose comme « BLABLABLA LOL » et Anne-Marie, tu le vois dans son visage qu’elle est déçue de pas avoir eu une vraie réponse.

Je me rétracte. C’est pas que je déteste les spécialistes. C’est que je déteste ce qu’ils ont fait à la société québécoise. Ils ont tué le leader d’opinion. Ils ont tué l’intello. Ils ont tué la prise de position. Les gens, ils ont peur de prendre position, ils ont peur de gueuler, ils ont peur de hausser le ton, un peu, dès que c’est risqué. Parce que oui, c’est risqué, au Québec, de prendre la parole.

Quand Gil Courtemanche décide de péter une coche et de se retirer d’un prestigieux prix de littérature, les gens en général, plutôt que de faire : « Wow, c’est un geste courageux, ça, de la part d’un écrivain (lisez ici, next to rien) que d’envoyer chier un empire médiatique qui contrôle une grosse part du marché littéraire. », les gens, ils ont fait « Euh pense aux jeunes auteurs, Gil. T’aurais jamais fait ça si t’étais pas déjà populaire et connu, Gil. Euh, ta farme tu ta yeule, Gil.» Et moi ça me choque. Ouain pis s’il l’avait pas fait avant, ce geste? Il l’a fait, aujourd’hui. Il s’est tenu debout pour un sujet qui lui tient à cœur. C’est vrai, moi, je l’aurais farmée, ma yeule. Mais pas lui. Alors bravo à lui.

Mais c’est qu’au Québec, on a un peu peur, de ça, quelqu’un qui brasse un peu. On a un peu peur de ça, un électron libre. Venez pas me dire qu’on en a beaucoup des leaders d’opinions ou des électrons libres. On a des lobbys en masse, ça oui. Les syndicats, énorme lobby. Ils défendent leur monde, c’est correct. Même chose pour le conseil du patronat, même s’ils prennent beaucoup moins la parole en public. Mais c’est pas ça, un leader d’opinion. Les journalistes? Ils sont pris à la gorge par l’éthique journalistique, et les éditorialistes font un bon boulot, mais il manque quelque chose pour venir le compléter. Il manque des leaders d’opinions. Et quand il y en a un qui émerge un peu, tout le monde sort ses tomates et l’attend au détour. Peut-être que je confond leader d’opinion et juste quelqu’un qui a pas peur de parler à voix haute et de frapper là où il faut frapper.

Claude Charron, dans le temps, ça c’était quelqu’un qui énonçait des opinions de façon intelligente. Oui, c’était Québécor qui signait son chèque de paie, mais faut ben que quelqu’un les diffuse, les c**** d’opinions. VLB, ça aussi c’en est un autre. Un des derniers polémistes. Je l’adore parce qu’il a jamais eu peur de se retrousser les manches pis de se mettre les deux mains dans la marde pour la brasser un peu. Mais dès qu’il le fait, tout le monde a peur, tout le monde dit : « Ben là, VLB, t’es pas ben ben gentil. » Ok. Ok. OUAIN PIS? Tout le monde il est trop gentil, ici. Tout le monde il est trop doux. Alors on l’a accusé de racisme, VLB, on a l’a enfermé dans les oubliettes ou il l’a fait lui-même. Falardeau. Un autre brasseux de marde. Pis si y’a ben quelqu’un avec qui j’ai jamais été en accord, c’était bien lui. Mais, caline, je l’adorais pour ce qu’il était, un électron libre, un leader d’opinion qui a dû se marginaliser parce que, mainstream, y’a plus de place pour ça. Tout le monde a été marginalisé par les spécialistes. Parce que quelqu’un qui ose faire de l’opinion, de l’argumentaire, ça se fait dévisager. C’est louche. T’es qui, toé? Tu t’y connais tu vraiment? Elles sont où tes études?

Stéphane Gendron, c’en est un autre ça. Ben oui, j’vais prendre la défense de Stéphane Gendron, même si certains l’appellent un populiste, un démagogue ou quelque chose du genre. Stéphane Gendron, c’est un leader d’opinion. C’est un gars qui est spécialisé en rien (faux, c’est un très bon gestionnaire). Mais il a de la torque, il parle, il tranche, il coupe pis de temps en temps il envoie chier quelqu’un. Mais il fait peur, Gendron, parce qu’il est à la solde de personne, il a des idées, c’est pas être à la solde de quelqu’un, ça, il fait de l’opinion, il fait de l’opinion argumentée, il est dans ta face et il se cache pas derrière des études pis des recherches. Je dis pas que je suis toujours d’accord avec lui. Je dis pas que de temps en temps il énonce pas des opinions que je n’aime pas particulièrement. Mais c’est ça le fun des leaders d’opinions. C’est que tu peux monter aux barricades et les contredire et monsieur madame tout le monde peut faire ça. Et ça fait en sorte que les gens commencent à réfléchir, à poser des questions et à se sortir de leur torpeur.

Les spécialistes, avec leur jargon et leurs études, ils te bourrent le crâne et toi tu digères. Avec un leader d’opinion, on te pose des questions puis on te dit : voilà, avec tel, tel et tel argument je pense qu’on devrait faire ça. Ou bien ça, je trouve que c’est de la marde et je vais t’en convaincre. Pas laisser une étude te convaincre. JE vais te convaincre. Moi. Pis si t’es pas d’accord, TU pourras me convaincre. Moi. Et là on peut engager la conversation, la réflexion.

Le spécialiste, lui, il monologue avec d’autres spécialistes pis ils font des calembours que personne comprend.

Et attention! Je dis pas que je veux seulement une société d’opinion! Je ne veux pas un freak show à l’américain, avec juste ça, de l’opinion partout, de la radio poubelle à outrance. Si le danger du spécialiste c’est le monologue, la dérive de l’opinion c’est la propagande.

Alors qui, pour prendre la relève? L’intello? L’écrivain? Celui qui le faisait, avant, qui le fait toujours en France? Mais c’est quoi, un intellectuel? C’est quoi? Un écrivain? Un philosophe? Je ne sais pas trop. J’ai l’instinct profond que c’est quelqu’un qui, tout simplement, met sa peau sur la table lorsqu’il parle. C’est quelqu’un qui paie. Parce que quand tu fais parler les études, tu ne paies pas, tu triches. Ce que je recherche, c’est cette figure qui, dans une société, ne cherche pas à éclairer ou à trouver la vérité. Non, ça, il y a déjà des milliers de personnes qui s’en occupent. Ce que je veux : des poseurs de questions, des gens qui n’ont pas de réponse, mais qui ont des opinions. Cette figure ressemble à celle de Diogène de Sinope. Elle se promène en ville avec une lanterne sourde qui n’illumine rien. Ce que je cherche, dans une société où tout est trop clair, où tout est trop rapidement décortiqué dans le moindre de ses détails, c’est quelqu’un qui brosse des esquisses, qui répand de l’ombre, qui remet en cause des fondements et qui attaque, de façon frontale, les problèmes plutôt que de commander études sur études sur études à des spécialistes pour, au bout du compte, ne rien c**sser. (Salut, commission Bouchard-Taylor/Bastarache)

Oh, bien sûr, j’en connais quelques uns, des épandeurs d’ombre. Il y en a un qui écrit trois fois semaine, dans la Presse. Mais c'est pas assez.

Les gens dont j’ai parlé étaient surtout des polémistes (à ce titre, Richard Martineau, même s’il est de très bon goût de le détester, est un excellent polémiste avec un rôle plus que nécessaire, et j’aimerais en voir plus, des comme lui, de gauche, de droite et de centre. Lancez-moi des foutues tomates, je l’ai dit.), mais des épandeurs d’ombre? Des écrivains qui prennent la parole publiquement, c’est rendu une denrée rare. Pourtant ce sont les meilleurs. Et quand ils le font, ça choque ou ça touche. Il est dommage qu'on ne leur accorde pas plus de place.

Il y a Dany Laferrière, oh, Dany, et une chance qu’on l’a, lui. Oui, d’accord, on peut trouver qu’il commence à écrire un peu trop pour le Goncourt, oui, on peut ne pas aimer ses romans, moi j’aime bien, sauf son dernier recueil sur le tremblement de terre, pas assez fini pour moi, mais c’était peut-être un peu l’exercice. Mais, mon Dieu, Dany, merci, merci. L’avez vous entendu parler, cet homme? C’est le seul qui sait combler ma Anne-Marie, je le sais, je le sens. Le seul! Il lui parle, lui répond, il est imagé, il a des opinions, il les défend. Je prends Dany, mais ils sont quelques uns, au Québec. On ne les entend pas beaucoup, c’est certain, mais ils sont là. Je voudrais juste qu’on leur accorde plus de place. C'est pas beaucoup demander. Un petit contre-poids à la dictature des faits, du jargon, de la spécialisation.

La Tache

PS : Ma chronique aurait pu s’appeler La Tache trouve que les écrivains/philosophes/sociologues/leader d’opinion prennent pas assez de place au Québec, je le sais. Je sais également que nous sommes chanceux d’avoir la société qu’on a, et que c’est pas si pire que ça et qu- …ohhhh attendez, vous voyez ce que vous me faites? J’ai tellement peur d’avoir énoncé une opinion, aussi disparate et décousue soit-elle que je suis déjà en train de m’excuser de l’avoir fait. Va chier, société, tu m’as édenté.

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